Interview de Philippe Audi-Dor

Le réalisateur de Ruby Red a vu son court-métrage récompensé Meilleur Court-Métrage pour le changement au Paris International FIlm Festival 2021.

Une interview signée Juliette Sculfort, Belle Époque Films.

Dans le cadre du Paris International Film Festival, nous avons rencontré Philippe Audi-Dor, dont le film, Ruby Red, est en sélection officielle du festival. Explorant les thématiques reliées au désir et au genre, Philippe raconte à travers son nouveau film l’histoire de Théo, un jeune garçon hétérosexuel perturbé par des désirs non conventionnels.

 

Ruby Red raconte l’histoire d’un jeune homme, Théo qui se retrouve doublement déstabilisé par ses désirs lors d’une soirée. Théo est à la fois troublé par son attirance envers une jeune femme et son envie brûlante mais aussi hésitante d’essayer son rouge à lèvre. D’où vient l’idée de ton film et quelles étaient tes motivations ?

Il y a deux ou trois ans, je me posais pas mal de questions au sujet du genre. J’ai beaucoup étudié la sexualité et le désir notamment dans le cadre de mes études de sociologie en bachelor. En tant qu’homme homosexuel, absolument convaincu que je me sentais « homme », j’avais parfois du mal à m’identifier à certains personnages masculins que l’on peut voir au cinéma. En m’interrogeant sur la masculinité à l’écran, je me suis rendu compte qu’elle n’était pas toujours en phase avec l’actualité et qu’il était temps de représenter les différentes façon de la vivre aujourd’hui, dans une époque où l’on observe une plus grande fluidité. Ce qui m’intéressait avant tout, c’était de comprendre comment l’arrivée de la culture LGBTQI+ dans la culture mainstream pouvait avoir un impact sur les hommes et leur rapport à la masculinité et à leurs désirs. En observant mes amis hétéros, j’ai pu constater que leurs comportements sortaient parfois des représentations conventionnelles de l’hétérosexualité même si cela ne remettait pas en cause leur attirance sexuelle envers les femmes. Ainsi, j’ai imaginé un personnage, Théo, qui se dit hétéro mais se sent troublé par des désirs qui frôlent quelque chose n’étant traditionnellement pas associé à la masculinité hétérosexuelle. L’objectif était donc d’explorer cette tension entre ce qui est « acceptable » d’explorer en tant qu’homme hétéro ou non et ce qui semble encore trop loin. Théo laisse ses désirs l’emporter mais il est vite rattrapé par sa réticence à les assumer. Il s’interroge sur l’existence et la légitimité d’une limite.   

 

La frontière entre rêve et réalité est assez fine dans ton court métrage. Est-ce que pour toi Théo a réellement imaginé la scène ou bien revendiques-tu une certaine forme d’ambiguïté ?

Finalement, j’aime me dire que Théo a imaginé tout ce qui se passe car cela montre d’avantage le trouble intérieur du personnage et le combat qu’il se livre. Mais je n’avais pas non plus envie que la question du rêve soit évidente dès le début. Le but c’était que le spectateur comprenne à la fin que Ruby avait été imaginée par Théo et qu’elle personnifiait à la fois son désir et sa peur. C’était un peu un challenge pour l’actrice qui devait d’avantage incarner une métaphore, celle du cheminement intérieur de Théo, qu’un personnage réel.

 

Pourquoi le choix d’un personnage féminin pour représenter les troubles intérieurs de Théo ? Est-ce une représentation de la part féminine qui est en lui ou plus largement une indication qu’il se sent dans le fond « femme » ?   

Pour moi Ruby représente la part féminine qui est en lui. Mais je suis aussi partisan de laisser le spectateur interpréter l’histoire comme il l’entend. Mon court métrage ne propose pas une résolution totalement claire, ce qui fait que je le laisse libre d’interprétation.  

 

Peux-tu nous en dire un peu plus sur la cinématographie ?

Je voulais explorer différentes choses. Je tenais vraiment à choisir le format du 4/3 afin de bien insister sur l’oppression et l’enferment du personnage principal dans le monde qu’il se construit. On a filmé sur du 16 mm, une texture de film très traditionnelle qui rentre en résonnance avec l’histoire elle-même puisque Théo se confronte à son incapacité à remettre en cause l’héritage traditionnel dont il est victime. Certaines scènes ont été tourné en digital notamment celles où l’on filme la fête pour montrer cette rupture entre modernité et tradition. Je trouve ça très intéressant de travailler sur le format d’un film et de voir ce qu’il apporte à l’histoire. C’est quelque chose que Xavier Dolan arrive à faire avec beaucoup de subtilité. Cette comparaison entre ancien et nouveau monde se retrouve également dans les décors de la chambre où les posters du début du 20ème siècle rentrent en contraste avec des éléments appartenant à notre époque contemporaine comme la lampe lava, les lumières de toutes les couleurs mais aussi la musique. On a décidé que l’action principale se déroulerait dans une chambre afin d’insister sur le caractère introspectif de l’histoire et l’enfermement du personnage principal dans ses pensées. Avec le directeur de la photographie, Pablo, on voulait faire en sorte que la lumière soit très stylisée en faisant transiter les couleurs d’un plan à un autre. L’objectif de Ruby Red est de retransmettre un aspect visuel très plaisant, fluide, qui éveille les sens et qui donne envie au spectateur de toucher ce qu’il voit.  

Que peux-tu nous dire au sujet des décors ?

Tout est filmé dans la même salle, c’est-à-dire mon salon (rires). On a construit le plateau avec des murs en polyester et on les a peints nous même dans les tons rouges et dorés. On a vraiment travaillé de façon très minutieuse sur la construction des décors afin de retransmettre quelque chose de beau et de fluide. C’est pour cela qu’on s’est concentré sur tous les détails comme le lit dans les tons bleus qu’on a recouvert d’une couverture en satin ou la présence du poster de Rousseau qui évoque le rêve et la sensualité. Pour les décors et les couleurs je me suis inspiré du travail de James Bigood dans Pink Narcissus et dans lequel on trouve un côté très queer.   

Et au niveau du travail sur le son ?

En ce qui concerne le travail du son, j’ai demandé à un ami de travailler dessus : Oscar Crawford. Je trouve que le travail sur le design et le mixage du son est très important au cinéma et je souhaitais l’explorer le plus possible dans Ruby Red. Le film commence avec la musique de la fête qui s’estompe au fur et à mesure que Théo plonge dans ses fantasmes et réapparait lorsqu’il revient à la réalité. Je voulais également jouer sur le son de la voix des personnages et créer des décalages entre le personnage féminin et son dialogue corporel afin de souligner son irréalité. A la fin, les voix de Théo et de Ruby se mêlent montrant qu’ils sont les deux côtés d’une même face, celle de la conscience de Théo.

 

Comment as-tu fait pour le choix du casting et de l’équipe de production ? 

J’ai beaucoup travaillé en tant qu’assistant réalisateur ce qui fait que j’ai rencontré pas mal de gens spécialisés dans les autres départements. Ainsi, j’ai décidé de contacter des personnes avec qui je m’étais bien entendu et je leur ai proposé de travailler sur ce projet dont on avait fixé la durée du tournage à deux jours. Le directeur de la photographie, Pablo Rojo, est quelqu’un que je connais depuis très longtemps donc ça me faisait vraiment plaisir de travailler de nouveau avec lui. Je pense que c’est une chance immense de pouvoir tourner avec des gens avec qui on s’entend bien. En ce qui concerne les acteurs, j’avais rencontré Basil lors d’un dîner tandis que Amelia, c’était durant une année de formation au sein de l’école « Drama Centre » à Londres. Et par hasard, cet été, je l’ai croisé en tant que Juliette dans une reprise Roméo + Juliette de Baz Luhrmann dans le cadre d’une expérience immersive de Secret Cinema à Londres. Je me suis dit que c’était un signe. On a fait un essai entre les deux acteurs et ça s’est très bien passé. C’est vraiment un projet qui vient du cœur.

 

Quelles sont tes sources d’inspiration concernant RUBY RED, c’est-à dire quelles œuvres ou courants artistiques t’inspirent ?

Au niveau visuel, j’ai été très inspiré par Pink Narcissus. J’ai regardé pleins d’images de films sur le site Filmgrab dans lequel on trouve une multitude de photogrammes intéressants. Je me suis également attardé sur les photographies de Laura Marie Cieplik. Mais sinon, j’aime beaucoup ce que fait Xavier Dolan. Nicolas Winding Refn constitue aussi une grande source d’inspiration en ce qui concerne les couleurs et la lumière. Les films qui m’influencent le plus sont ceux qui parlent du désir, de la tension sexuelle et du mal être violent que cela peut engendrer. J’aime bien aussi l’idée du huit clôt et les films tournés dans le sud de la France. Le côté soleil et vacances crée une ambiance particulièrement propice à l’exacerbation des désirs et à l’éveil des sens. Un des films qui m’a le plus marqué et qui est relié à tout cela c’est Unrelated de Joanna Hogg, une réalisatrice que j’admire énormément.

 

En 1975, la critique Laura Mulvey a théorisé le concept du male gaze, le regard masculin signifiant que les films et les supports visuels en général imposeraient la vision masculine hétérosexuelle, les femmes étant filmées comme des objets et des êtres passifs. Penses-tu qu’il est possible de proposer une nouvelle esthétique, une nouvelle façon de filmer les corps et le désir ? RUBY RED peut-il également être considéré comme un film qui révèle un nouveau regard hétérosexuel ?

Je pense beaucoup à toutes ces concepts qui émergent autour du regard : le female gaze, le male gaze et le queer gaze. Dans Ruby Red, on observe un jeune homme qui s’imagine une femme pour accéder à son côté queer, qu’il serait d’ailleurs intéressant de développer dans un plus long projet. La question du regard est omniprésente car on observe un homme qui observe une femme afin de se redécouvrir en tant qu’homme. Mais je me posais aussi d’autres questions. Si Théo observe une femme qu’il désire, en fait-il un objet ? Peut-on parler de male gaze, de queer gaze ou bien d’aucun des deux ? Ce sont des concepts auxquels je réfléchis sans cesse.

 

Est-ce que les thèmes explorés dans Ruby Red, c’est-à-dire le rapport au genre, au désir et les barrières de la société sont des thèmes que vous souhaiteriez explorer et analyser plus en profondeur dans d’autres films ou est-ce que d’autres problématiques te font également de l’oeil ?

Ce qui me tient vraiment à cœur c’est de travailler sur les problématiques de désir et de déconstruction de la masculinité. Aujourd’hui, tout le monde s’intéresse de près ou de loin à la déconstruction du genre. Je pense qu’il y a une plus grande prise de conscience du côté des femmes, surement parce que l’oppression du patriarcat entraîne une nécessité pour elles de repenser leur rapport à la sexualité et à la féminité. Mais le patriarcat est aussi générateur d’une pression sur le genre masculin, portant en lui l’idéal de l’homme fort. Je pense que les hommes s’interdisent certaines explorations qui pourraient leur être bénéfique. Ce qui m’intéresse, c’est de déconstruire cette rigidité dans laquelle ils ont tendance à s’enfermer. Parfois, j’ai l’impression qu’on limite mes histoires à « c’est l’histoire d’un homme qui fait son coming out ou d’un homosexuel refoulé », alors que ça va plus loin que ça. Je pense que les jeunes saisissent davantage tous les questionnements et tous les bouleversements subtiles que la culture queer entraîne chez les hommes, peu importe leur orientation sexuelle. Cela amène à se poser des questions sur l’amour, sur la paternité et les enfants. J’adorerai explorer tout ça pendant encore très longtemps. 

Ruby Red Trailer

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